Bonjour !
C’est le retour de la newsletter qui parait au gré de la non accession de l’extrême-droite au pouvoir. Difficile de penser à écrire quand l’urgence est de réfléchir à si on fait ses bagages tout de suite ou plus tard. Je n’avais plus de mots, et je n’en ai toujours pas beaucoup.
Mais j’ai ces paroles de tendresse et d’amour, dont je vous partage ici une partie (le texte est un peu long).
Le texte dans son intégralité sera publié dans le prochain numéro de la belle revue La Moitié du Fourbi, à l’automne.
Bonne lecture, et bel été.
Noah
C’est peut-être parce que je viens d’arriver à Marseille, et je m’y sens bien, peut-être parce qu’il fait beau, et je me sens bien, peut-être sans raison aucune, parce que je traverse la rue, un mardi, en plein milieu de l’après-midi : je pense à elle. Instantanément, je m’en veux, parce que je réalise qu’il y a plusieurs semaines que ça ne m’est pas arrivé. Je veux dire qu’elle n’a pas existé depuis des semaines dans ma pensée. Elle n’a pas eu d’existence pour moi. Elle n’a pas été vivante dans ma pensée.
Comme si elle était morte.
Et elle ne l’est pas – morte.
Alors, je sors mon téléphone, et je l’appelle.
Je serre le portable contre mon oreille. J’écoute sonner. Je ralentis la cadence de mon pas. Je respire un peu moins bien.
Elle décroche :
- « Allô ? »
J’hésite – à peine un instant, et je réponds :
- « Grand-mère ? C’est moi. »
Je m’entends parler un peu plus bas, un peu moins vite que d’habitude. Comme si je prenais chaque mot doucement dans ma main. Comme si je donnais un coup dans le ventre du mot pour le faire cracher son air. J’évalue ma voix tout en l’écoutant. Je la fais sonner mais en même temps je la réprimande. L’écouter me blesse. Je lui en veux, à cette voix. Elle est trop grave. Trop masculine. Ça ne va pas. Ce n’est pas bon.
C’est ma voix, mais cette fois, juste pour cet appel, je voudrais qu’elle sonne différemment. Je voudrais qu’elle soit différente. Pour que ma grand-mère puisse me reconnaître.
Il y a un léger temps de silence, pendant lequel j’ai peur, puis ma grand-mère dit :
- « C* ? C’est toi ? Ah, ma petite chérie, ça me fait plaisir que tu m’appelles. »
*
La dernière fois que je suis allé la voir, il y a presque six mois, elle était assise dans le lobby de sa maison de retraite. Elle m’attendait avec son air d’écolière timide et malicieuse, les mains sur ses genoux, son petit sac vide posé à côté d’elle comme pour sortir. Elle avait les cheveux entièrement blancs, étonnamment longs. Elle était très belle.
Je me suis avancé vers elle, et elle a eu un mouvement de recul.
- « Oui ? » elle a fait, comme on s’adresse à un inconnu, un homme qui s’approche de vous à vitesse moyenne.
- « C’est moi grand-mère », j’ai dit. « C’est Noah. »
Heureusement, ce jour-là, ma cousine Marion était avec nous. C’est elle qui a pris le bras de ma grand-mère pour l’emmener à la table où nous allions goûter. C’est elle qui lui a pris la main pour l’aider à s’asseoir, parce que sa cataracte l’empêche de distinguer nettement les volumes. Ma grand-mère nous a souri à toustes les deux, avec sa douceur et sa bonhomie habituelle, et elle a dit : « ça me fait plaisir, que vous veniez me voir ! », puis elle s’est tournée vers moi :
- « Et toi, tu es qui ? »
*
Quand j’étais enfant, ma grand-mère venait s’occuper de mes sœurs et de moi trois soirs par semaine. Elle faisait le trajet en voiture depuis chez elle, en banlieue, jusqu’à notre appartement du 11e arrondissement de Paris. Elle arrivait en début d’après-midi pour avoir le temps de préparer le dîner. Elle était le visage qui s’illuminait quand je sortais du hall de mon école. Elle ne criait jamais, sauf pour m’empêcher de trop manger au goûter, et qu’elle doive « nourrir la poubelle ». Elle s’intéressait à chacune de mes nouvelles passions, qu’il s’agisse du dessin, d’un point précis d’histoire, ou d’un soudain intérêt pour les reptiles. La semaine suivante, elle apportait dans son sac des livres, des articles, tout ce qu’elle avait pu trouver sur le sujet.
Elle a imaginé les plans d’un château en allumettes et elle m’a aidé à le construire, une allumette après l’autre.
Elle savait toujours ce que j’étais en train d’apprendre en classe et trouvait les exercices précis qui allaient m’aider à avancer.
Elle a rempli sa cuisine d'aquariums pour que nous puissions en apprendre davantage, ensemble, sur la reproduction des poissons.
Je touchais son corps comme si c’était celui de ma mère.
*
J’étais à l’étranger, il y a quatre ans, lorsque j’ai appris qu’elle avait été testée positive au Covid. Les médecins pensaient qu’elle avait dû attraper le virus lors d’une de ses promenades quotidiennes dans le parc à côté de chez elle. Au téléphone, ma sœur m’a dit qu’elle avait été amenée à l’hôpital, parce que de toute façon, elle ne pouvait plus prendre soin d’elle toute seule, dans sa tour au quinzième étage. Ses propos étaient incohérents. Elle ne mangeait plus.
J’ai pleuré, parce que j’étais loin de chez moi, et j’avais peur de ne pas la revoir avant qu’elle ne meure, si elle mourait.
Je venais de changer de prénom.
*
Lorsque j’ai enfin pu aller la voir dans sa chambre d’hôpital, à mon retour en France, il y avait plusieurs semaines qu’elle était là. Elle n’avait pas changé. Elle portait d’épaisses lunettes de vue aux verres teintés, et une grosse casquette dont l’attache était nouée sous son cou. Elle ressemblait à une minuscule exploratrice en habit blanc, ou à une chasseuse de papillons.
Elle, en me voyant entrer dans sa chambre, s'est tout de suite moquée de mon crâne rasé et de mes vêtements larges.
- « C*! Tu veux ressembler à un garçon, ou quoi ? »
Je me suis assis à côté de son lit et je lui ai expliqué ce que « trans » signifie, pourquoi je souhaitais qu’elle m’appelle différemment, et pourquoi j’allais commencer un traitement hormonal pour ressembler davantage à ce que je pensais être.
Elle a posé quelques questions amusantes, puis elle a conclu par :
- « Bon, l'important, c'est si tu es heureux comme ça. »
Juste avant que je parte, elle m'a demandé de l'emmener se promener le long de « l'allée de la poésie » dans le minuscule jardin lugubre de l'hôpital.
Un chemin de terre à côté du parking, en fait, où des panneaux de bois donnaient à lire une sélection de poèmes sur les fleurs.
- « Tu nous les lis, Noah ? »
« Que c’est beau… » elle s’est exclamée tout le long du trajet.
Bien avant cela, c’est elle que j’ai appelée quand j’ai embouti la voiture de ma mère dans le pilier d’un parking, et c’est avec elle que nous l’avons faite réparer, et remise au même endroit, sans jamais le dire à personne.
Bien avant cela encore, c’est devant elle que j’ai pleuré en racontant la peur et la souffrance dans laquelle j’avais traversé mon enfance et mon adolescence de jeune queer, persuadé d’être un monstre, une malfaçon, et que ma famille, tous mes amies m’abandonneraient s’iels apprenaient la vérité sur moi.
Elle a seulement dit, désolée : « On ne savait pas. »
Bien avant cela encore, c’est sur ses genoux que j’ai posé ma tête, dans la voiture qui m'emmenait à l’hôpital, la première et la seule fois de ma vie où je me suis ouvert le front sur la pierre. Je lui ai demandé, avec mes yeux humides et noirs d’enfant : « est-ce que je vais mourir, grand-mère ? », et elle a ri. « Bien sûr que non. »
*
(…)